"Le
Crétin tel qu’on le parle " est un guide du beau langage qui se
réclame de Confucius, mais qui se signale surtout par son extrême confusion.
→ Pierre Chalmin, Le crétin tel qu’on le parle ou le jargon des élites, Les Éditions de Paris, Max Chaleil, mai 2013, 9,00€.
"Concédons
enfin que nous-même ne somme pas exempt de tout reproche", écrit Pierre
Chalmin dans son avant-propos. En lisant cette phrase, on a envie de
s’écrier : "Effectivement !" Car si l’on veut bien croire
que l’omission du –s final de sommes n’est ici qu’une coquille, cette
coquille est fort malencontreuse dans un ouvrage qui prétend dénoncer la
dégradation de la langue française dans la bouche et sous la plume de certains
de nos illustres contemporains.
Certes, ce lexique
intitulé le Crétin tel qu’on
le parle ou le jargon des élites arrive
après bien d’autres du même type, mais, justement, il ne fait que reproduire
les défauts de tous ses prédécesseurs sans en corriger aucun. Et sans se rendre
compte que, très vite, et comme les autres, il en arrive à nuire à la cause
qu’il entend défendre. Car, passé le premier sourire, le lecteur de bonne foi
ne peut réprimer un sentiment de lassitude, puis un sentiment d’agacement.
Bien sûr —
pourquoi le nier ? —, certains articles sont d’une pertinence extrême et
ne sauraient que réjouir le cœur des vrais amoureux de la langue. Il n’est pas
mauvais de rappeler que ce que certains journaux comme le Figaro s’obstinent à appeler "une
longue maladie" se nomme en bon français cancer ou que les adjectifs adapté ou spécifique feraient souvent mieux l’affaire
que ce dédié qu’on met désormais à toutes les
sauces. Il n’est pas mauvais de moquer tous ces "Voilà !" qui
prétendent résumer une pensée quand aucune véritable pensée n’a été exprimée.
Mais la rigueur ne
saurait se permettre la moindre approximation si elle veut être convaincante,
et, malheureusement, les quatre-vingts pages de ce Crétin fourmillent d’approximations. Passons
sur ses fautes de ponctuation (dès les premières lignes) et sur le fait qu’il
présente souvent comme fautes d’aujourd’hui des fautes qui sont des fautes de
jadis, ou tout au moins de naguère : l’auteur lui-même reconnaît la chose
en mettant en exergue une citation empruntée à Confucius ("Si j’avais le
pouvoir, je commencerais par redonner leur sens aux mots"). Mais nettement
plus choquante est l’hétérogénéité des définitions proposées pour chaque mot,
dans la mesure où, dans certains cas, ces définitions ne sont pas des
définitions, mais de simples commentaires ironiques. Pire encore, les synonymes
proposés ne sont pas toujours des synonymes : mettre en lumière ne signifie pasattirer
l’attention, mais attirer l’attention sur. Tout élève de cinquième est censé
savoir que définir un mot, c’est proposer pour ce mot un parfait équivalent,
mais Pierre Chalmin n’a cure de ce genre de "détail".
La faute la plus
grave touche à l’esprit même de l’ouvrage. Ici encore s’exprime tacitement
l’idée, ou plus exactement la croyance selon laquelle un dictionnaire ou un
lexique aurait pour mission de reproduire une chose fixée pour l’éternité,
dotée d’une vérité ontologique, et qui s’appellerait le langage. Ne pas
comprendre qu’un outil — car le langage est un outil — peut et doit évoluer
autant que ce qu’il entend façonner (ou simplement décrire), c’est refuser de
voir que la langue ne saurait être dissociée de l’Histoire et qu’il existe une
dynamique de la vérité, ne serait-ce que parce que, bien souvent, une vérité
est une erreur qui a fini par s’imposer, pour des raisons qui, par la force des
choses, ne pouvaient toutes être mauvaises et qui ne relevaient pas simplement
de l’analogie (mais si, vous savez bien, cette maladie qui fait dire "en
moto" au lieu de "à moto", parce qu’on dit "en train "
ou "en bateau", le train et le bateau étant de véritables
"contenants").
Nous prendrons un
seul exemple, celui de l’article Cash. "Cash : Franc. En
toute franchise. 'Vous pouvez parler cash, vous n’êtes pas enregistré.' "
Nous choisissons cet exemple parce que nous aussi, nous sursautons en entendant
un pareil emploi. Mais on n’explique rien en sursautant, et l’on ne corrigera
pas une faute si l’on n’en cherche d’abord l’origine, sinon la cause. Il n’est
pas inintéressant de constater que cet emploi figuré du mot cash se répand précisément depuis que
l’on paie de moins en moins en monnaie sonnante et trébuchante. Juste ou
injuste retour des choses, peu importe. Les faits sont là : la hiérarchie
a changé. Il y eut longtemps des boutiques dans lesquelles on n’acceptait pas
les chèques. On ne les accepte pas plus aujourd’hui dans lesdites boutiques,
mais, paradoxalement, certaines opérations, dès lors qu’elles dépassent une
certaine somme, doivent passer par la dématérialisation de la monnaie. Il est
par exemple interdit d’acheter une voiture avec des pièces ou des billets —
l’argent doit désormais avoir une provenance. Autrement dit, le paiement cash, qui autrefois était une garantie
d’honnêteté, est en train de devenir chaque jour un peu plus un acte hors la loi. Faut-il dès lors s’étonner que le
mot cash, fort de ce nouveau sens, puisse être employé
métaphoriquement ? Ce nouvel emploi arrive tout naturellement pour
souligner l’évolution de ses connotations. Pour les intégristes qui
protesteraient sous prétexte qu’une métaphore est une fioriture parfaitement
inutile — en tout cas dans une phrase aussi prosaïque que celle que l’on a
citée —, un coup d’œil sur l'Essai sur l’origine des langues de Jay-Jay s’impose. Rousseau
établit en effet de façon suffisamment claire que chacun des mots que nous
employons n’est à l’origine qu’une métaphore, ou plus exactement une catachrèse, puisque, comme l’a expliqué après lui
Bergson, l’esprit est remonté de la main à la tête.
Ce que défendent
ce Crétin et ses multiples frères n'est pas
sans rappeler le Charles X décrit par Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Le cadavre d’un monarque qui ne
tient encore debout que parce qu’on l’a enfermé dans une armure.