« De souche
», « apartheid », ces mots qui empêchent de penser
Chiheb
M’Nasser, Aurélien Franckel
Rue 89 et L’Obs, 27 janvier 2015.
Confronté à
la complexité des concepts qu’il manie, le physicien et philosophe Etienne
Klein expliquait récemment la nécessité de bien nommer les choses pour pouvoir
bien les penser et les comprendre.
* *
L’actualité nous offre l’occasion d’illustrer la justesse de
cette pensée. Marqueurs de l’air du temps, les termes « antisémitisme », «
islamophobie », « islamistes », « apartheid », « ethnie » ou encore « Français
de souche » sont omniprésents, dans tous les discours, toutes les conversations
et toutes les analyses.
Pourtant, à l’heure où les stratégies et les techniques de
communication sont de plus en plus sophistiquées, ces termes semblent de moins en
moins clairement définis, ce qui prête à la confusion, brouille les concepts et
nuit à la clarté des réflexions.
« Antijudaïsme » ou « judéophobie » plus appropriés
qu’antisémitisme
Ainsi, l’antisémitisme se définit, dans son acception
originelle et littérale, comme une forme de racisme dirigé nominalement contre
les peuples sémites, regroupés en tant que tels sur la base de critères
linguistiques. Il englobe notamment, les locuteurs assyriens, arabes et
hébreux.
Dans l’usage commun dominant, l’antisémitisme désigne en
réalité les seuls actes de discrimination et d’hostilité à l’encontre des
juifs, aux fondements raciaux ou non. Dès lors, le sémitisme, constituant un
groupe plus large que celui qu’il est censé décrire et alors qu’une grande
partie des juifs n’étant aujourd’hui plus locuteur d’une langue sémite, on
comprend que l’usage du terme « antisémite » entretienne un flou où chacun y
met ce qu’il veut.
Pour remédier à ces imprécisions et désigner les actes
d’hostilité anti-juive non racialisés, l’historien Jules Isaac a préconisé
l’usage du vocable d’ « antijudaïsme » et Pierre-André Taguieff propose la
notion de « judéophobie ». Avec cette proposition, les représentations sortent
de l’axe antisémitisme / racisme pour se placer, par effet miroir, en dialogue
avec le concept « d’islamophobie », dont l’usage s’est récemment institué.
Ce déplacement opère un glissement du domaine de « l’anti »,
du « contre », de « l’hostile », vers le registre de la frayeur, de la crainte,
d’une peur démesurée, déraisonnable, injustifiée. Mais derrière le suffixe «
phobie », a priori moins clivant, l’usage courant du terme « islamophobie »
dépasse la cible de l’islam en tant que dogme, pour intégrer une dimension de
rejet des musulmans, voire, plus insidieusement encore, un racisme anti-arabe.
L’évolution historique de l’occurrence de ces différents
termes, désormais facilitée par les moteurs de recherche, objective les
cheminements et les chevauchements de leurs emplois, et permet de mesurer le
danger des imprécisions et des confusions sur des enjeux aussi sensibles.
« Fanatiques sectaires » plutôt que « musulmans radicaux »
Les enjeux sémantiques se retrouvent également dans le choix
des mots employés pour désigner les auteurs des actes terroristes perpétrés en
région parisienne les 7, 8 et 9 janvier 2015. Le plus souvent, ils sont
qualifiés « d’islamistes » ou de « musulmans radicaux. »
En les présentant ainsi, ce qui est mis en avant, c’est leur
appartenance à une communauté ayant une foi en partage, dont ils se réclament.
Pourtant, alors même qu’en l’absence d’autorité cléricale centralisée dans le
culte sunnite, de nombreuses voix d’imams ou de simples croyants leur dénient,
du fait de leurs actes abjects, le droit d’agir ou de se revendiquer de
l’Islam.
A contrario, ce qui ne ressort pas dans cette appellation «
d’islamistes » ou de « musulmans radicaux », c’est le processus de
marginalisation qui a amené ces trois individus à l’inadmissible et qui relève
de mécanismes caractéristiques des dérives sectaires, objectivés par la Mission
interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires
(Miviludes).
Les présenter plutôt comme des « fanatiques sectaires », ce
serait souligner les logiques de manipulation et d’abus de faiblesse
d’individus marqués par la misère sociale, l’isolement, la fragilité
psychologique et la soumission totale à une autorité charismatique. C’est aussi
pointer le caractère spécifique d’une doctrine nourrie de financements opaques
et encourageant à la mort en martyr.
Les inégalités dans la société française
Les qualificatifs associés à la désignation des terroristes
ne sont pas neutres et portent en eux un schéma explicatif. Derrière ces choix
de mots se jouent des interprétations, déterminant notamment le niveau d’attention
à accorder aux risques d’endoctrinement de désaffiliés et d’humiliés en quête
de reconnaissance, pour qui la radicalisation – sous la bannière de l’islam ou
d’une autre – représente un mode d’existence (éphémère). Bien souvent, les
termes employés simplifient, quitte à stigmatiser et éviter d’interroger les
inégalités qui traversent la société française.
Il existe en effet une profonde ségrégation socio-spatiale en
France. Certaines zones de relégation, notamment les banlieues périurbaines,
concentrent de lourdes difficultés économiques et sociales. Dans certains
quartiers, le revenu médian est la moitié du niveau national, l’illettrisme est
quatre fois plus élevé chez les jeunes qu’ailleurs et les étrangers
représentent autour de 40% des habitants (comme à Clichy-sous-Bois/Montfermeil
(PDF), à La Villette-Les Quatre Chemins (PDF) notamment), contre moins de 6% à
l’échelle nationale.
Cette situation incombe en partie aux pouvoirs publics. Ces
derniers sont comptables du délaissement de certains territoires par
l’insuffisance caractérisée des services publics – école, soins, police – en
dépit des compléments apportés par la politique de la ville.
Elle est certainement imputable à la puissance publique, qui
a organisé une fiscalité locale illisible et aberrante, sur des bases désuètes,
conduisant, faute d’une péréquation territoriale digne de ce nom, à ce que le
taux de taxe d’habitation soit de 7% à Puteaux ou Courbevoie et supérieur à 20%
à Clichy-sous-Bois ou Sevran.
Y a-t-il en France une politique d’apartheid ?
La responsabilité de l’État est à souligner dans les
politiques de peuplement déséquilibrées. Celles-ci induisent une répartition
inégale des logements sociaux sur les territoires et entretiennent une
concentration de la précarité dans les grands ensembles.
Mais, aussi profonde soit-elle, cette ségrégation
socio-spatiale relève-t-elle d’une politique de développement séparée,
affectant des populations selon des critères raciaux ou ethniques, associant
ainsi le rattachement territorial au statut racial ? Autrement dit,
existe-t-il, sous la République française, une politique d’apartheid ? Nul ne
peut nier l’existence d’insupportables discriminations identitaires et
sociales, que chacun mesure en voyant la composition de l’Assemblée nationale,
des élites médiatiques et économiques.
Mais chacun sait que les processus à l’œuvre ne sont pas
juridiques, officiels : ils sont avant tout symboliques et sociaux. Dès lors,
parler « d’apartheid » par calcul politique et pour tenter de s’affirmer en
homme d’Etat, en manipuler la charge symbolique sans mettre le doigt sur cette
complexité, est impropre et revient à stigmatiser encore un peu plus les
habitants des quartiers relevant de la géographie prioritaire.
Comme l’a montré Georges Perec, penser, c’est classer. La
difficulté survient lorsque le classement vise à différencier les individus à
partir d’origines sociales, géographiques, économiques ou culturelles
fantasmées.
Ainsi, la nationalité est un lien juridique. Qu’elle résulte
d’une attribution par filiation, double droit du sol, d’une acquisition, d’une
déclaration ou d’une naturalisation, tous les Français partagent les mêmes
obligations et les mêmes droits, politiques et civils.
Il n’existe pas de « Français de souche ». Il n’existe pas non
plus, à notre connaissance, en France, d’ethnie, définie comme un groupement
humain possédant une structure familiale, économique et sociale homogène, et
dont l’unité repose sur une communauté de langue, de culture et de conscience
de groupe spécifiques.
Mal dire les choses, c’est jeter le flou
Le mot « ethnie » a un mauvais relent, sous une vitrine plus
policée, du contenu du mot « race ». Et attendu que l’Assemblée nationale a
supprimé le mot race de la législation française le 16 mai 2013, il semble bien
temps de tourner la page et d’éviter de replonger les Français dans des
approximations nauséabondes.
Dans le temps médiatique et dans le temps politique, ce qui
compte c’est dire, le sens est secondaire. Il faut se positionner, déclarer,
peu importe si les idées se brouillent, construire une pensée n’est pas (plus)
le problème. Or, mal dire les choses, rapprocher des sens voisins mais
inappropriés, c’est contribuer à jeter le flou dans les esprits.
Si le sens des mots et l’exactitude de leur emploi ont été
relégués au second plan, ce n’est ni innocent ni sans effets. C’est réduire la
compréhension, éparpiller les clés de lecture, fragiliser le sens critique,
tout mettre dans l’à peu près.
Pierre Bourdieu écrivait que la réalité existe deux fois : l’une,
objective, et l’autre, dans les représentations que l’on s’en fait, forcément
enjeux de lutte. A observer le décalage entre les représentations et la
réalité, on en arrive à se demander si elle n’existe plus qu’une seule fois,
symboliquement, et à travers des représentations éclatées et imprécises.
Alors que l’émotion retombe, le débat doit s’organiser en
définissant des catégories et des concepts qui éviteront le matraquage de
poncifs qui, à force de répétition, finiront par apparaître comme certitudes.
Pour lutter contre l’appauvrissement de la pensée, qui
reflète la pauvreté de la langue, le rôle l’école dans l’apprentissage de la
langue et de ses codes, l’ouverture aux espaces critiques et de réflexion,
l’introduction de la philosophie dès l’école maternelle pour donner à chacun la
capacité de penser par soi-même et développer un sens critique autonome en
fonction de sa singularité, doivent être au cœur de toutes les préoccupations.
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